| «Voilà la vérité»
Voilà la vérité. Je n'ai jamais dit autre chose ; je n'ai pas l'habitude d'avancer des choses qui ne soient pas expérimentalement démontrables. Vous savez que j'ai pour principe de ne pas tenir compte de la théorie et de laisser de côté tous les préjugés : si vous voulez voir clair, il faut prendre les choses comme elles sont. Il semble que l'hystéro-épilepsie n'existe qu'en France et je pourrais même dire et on l'a dit quelquefois, qu'à la Salpêtrière, comme si je l'avais forgée par la puissance de ma volonté. Ce serait chose vraiment merveilleuse que je puisse ainsi créer des maladies au gré de mon caprice et de ma fantaisie. Mais à la vérité, je ne suis absolument là que le photographe ; j'inscris ce que je vois...* |
Cette étonnante déclaration émane du Professeur Charcot, médecin à la Salpêtrière à la fin du XIXème siècle. Elle renvoie à ce que pourrait être «l'invention» d'une maladie et puis elle pose le rapport intime et fort de cette maladie à l'image par le biais d'une métaphore : celle de la photographie. Et si ce n'était qu'une métaphore... Il se trouve au contraire que la maladie mentale, et plus particulièrement l'hystérie, est liée à l'image véhiculée par l'utilisation quasi scientifique et à grande échelle de la photographie. La Salpêtrière, à la fin du XIXème siècle, s'apparente à un enfer. Cet enfer est celui des femmes folles : des emmurées vivantes, des incurables, des femmes différentes, des hystériques. Charcot va procéder à des expérimentations en utilisant notamment l'hypnose. Et puis, il va faire appel à des professionnels chargés de garder des traces photographiques des troubles mentaux de ces femmes et de leur corps. Mais cette entreprise ne peut pas faire autrement que de «composer», de créer des situations, d'organiser des mises en scène pour des raisons variées qui sont dues à plusieurs facteurs ; certains, évidents, comme les contraintes liées à ce nouveau médium qu'est la photographie (les temps de pose, encore très longs, empêchent toute prise instantanée qui ne peut se faire que dans une recréation, un jeu de la malade pour le photographe) ; d'autres d'une grande complexité qui font entrevoir le jeu de séduction entre la femme hystérique et le médecin. Ces photographies sont consignées dans un ouvrage d'époque intitulé : Iconographie photographique de la Salpêtrière. Il s'agit d'un recueil de planches déclinant tous les délires et qui montre l'importance accordée à la fonction et au rôle de la photographie par ces scientifiques du dernier tiers du XIXème siècle. Georges Didi-Huberman a consacré un livre passionnant à l'étude de cet ouvrage : Invention de l'hystérie. Sa qualité d'historien de l'art lui a permis d'appréhender les images qu'il avait sous les yeux autrement que du simple point de vue médical. Il montre comment Charcot se révèle un véritable «artiste» en son genre. Didi-Huberman fait prendre conscience de la véritable systématisation et de l'application de ce nouveau médium qu'est la photographie et la mise en place d'une réelle volonté de penser une méthode : «Mais la grande manufacture d'images , ce fut encore la Salpêtrière. La fabrication y fut méthodique et presque théorisée (...) C'est ainsi que la pratique photographique accéda tout à fait à la dignité d'un service d'hôpital»** Et puis, il y a des cas exemplaires comme celui d'Augustine (photo), largement décliné dans l'ouvrage. Ce personnage, entré à quinze ans et demi dans le service de Charcot, est la figure de référence de l'ouvrage, une figure enchassée dans d'étonnantes mises en scène, se prêtant à toutes les formes de théâtralité, adoptant les poses parfois les plus codées, les plus référentielles au champ de l'imagerie de la chrétienté. Plusieurs planches font entre autre référence à «l'extase» (photographie ci-dessus). Ce sentiment se situe aux confins de la sphère esthétique, religieuse et sexuelle. Les poses extraordinaires, soignées, sont visiblement faites pour être photographiées. Les gestes, extravertis, amplifiés, relèvent du vocabulaire baroque (pensons à l'Extase de Sainte-Thérèse du Bernin, à Rome). Freud était l'élève de Charcot et a donc assisté à la mise en place de ce système et des pratiques médicales qui utilisaient la photographie afin de mettre en scène ces corps féminins théâtraux, abandonnés, désirants et séducteurs. Georges Didi-huberman en vient à se poser la question du charme. : «La médecine de l'hystérie vivrait-elle dans le risque ? Le risque d'un charme ? Un charme, oui. A la Salpêtrière, cet enfer, les hystériques n'ont pas cessé de faire de l'œil à leurs médecins. Ce fut une espèce de loi du genre, non seulement la loi du fantasme hystérique (désir de captiver), mais encore la loi de toute l'institution asilaire elle-même. Et je dirai que celle-ci avait structure de chantage : en effet, il aura fallu que chaque hystérique fasse montre, et régulièrement, de son orthodoxe «caractère hystérique» (amour des couleurs, «légèreté», extases érotiques...) pour ne pas être réaffectée au «Quartier», très dur, des toutes simples et incurables Aliénées».*** Cet épisode de la Salpêtrière, animé par un esprit a priori scientifique, aura eu l'avantage de montrer combien la volonté de représenter l'irreprésentable, peut générer elle-même de l'écart, du dérèglement, et une certaine forme de folie esthétique. |
photographie :Photographie d'Augustine, Iconographie photographique de la Salpétrière Tome II , in Invention de l'hystérie, Georges Didi-Huberman, Éditions Macula, Paris 1982, p. 144
* texte cité : Charcot. 1887/88 p. 178, citation in Invention de l'hystérie, Georges Didi-Huberman, Éditions Macula, Paris 1982, p. 32 ** Ibid, p. 47 *** Ibid, p. 168 lien : biographie du Professeur Jean-Martin Charcot |