Devant le monde de l'édition réuni à Matignon, vous avez voulu nous faire part d'un souvenir de lecture en nous citant le passage suivant des Bienveillantes : un jeune garçon allemand, fils d'officier SS, est complimenté pour les beaux vêtements qu'il porte. Lorsqu'on lui demande d'où il les obtient, il répond que son père les lui rapporte chaque jour, en revenant des camps. C'est en effet une anecdote insupportable, et vous aviez l'air ému, monsieur le Premier ministre en nous disant que ce passage vous avait bouleversé, vous qui êtes père d'un fils du même âge, Arnaud. Permettez qu'à mon tour je vous parle d'un autre garçon de 7 ans, Omar. Cet enfant dort depuis trois semaines sur le trottoir de la rue où je travaille, la rue de la Banque, en face de la bourse. Il partage une de ces petites tentes rouges, hélas déjà bien connues des Français, que des dizaines de sans-abri ont dressées là, au cœur de Paris. Soutenus par les associations, par bon nombre de personnalités, quelle réponse Omar et les siens ont-ils à ce jour obtenue de la part de l'État ? A ma connaissance, seulement la dureté et la répression. Sous mes fenêtres, je les ai vus un jour être embarqués dans des cars. Savez-vous, monsieur le Premier ministre, ce que sont les cris des femmes et des enfants lors de ce qui ressemble bien, il faut le dire, à une rafle ? J'ai vu aussi des cordons de policiers le long des trottoirs, dévisageant en silence ces familles allongées sur les matelas de fortune, ankylosées, hébétées d'être ainsi considérées comme des animaux. A nous, passants, cette situation faisait penser alors à l'exhibition des indigènes au Jardin d'acclimatation au début du XXe siècle. A ceci près que les CRS ont remplacé les barreaux des cages ? Je sais que la question des sans-abri et des mal-logés est extrêmement compliquée. Mais n'est-elle pas une priorité ? Comment votre gouvernement peut-il à la fois inclure Mr Hirsch, ancien bras droit de l'abbé Pierre, et laisser ainsi, à l'entrée de l'hiver, tant de monde à la rue ? N'avez-vous vraiment pas d'autres réponses à leur transmettre que des brigades de CRS ? Est-ce là votre conception de la Fraternité, pourtant inscrite au fronton d'une République dont vous incarnez la capacité d'action ? Jeudi soir, après vous avoir entendu à Matignon, je suis repassé à la rue de la Banque. La nuit était tombée, pas un bruit, et pourtant ? Une souffrance muette s'élevait de ces tentes rouges, une souffrance qui disait le froid et l'inconfort certes, mais qui hurlait surtout le désespoir de ces êtres, traités en parias. En rentrant chez moi, j'ai embrassé ma fille, 7 ans elle aussi. Vous avez dû au même moment souhaiter bonne nuit à Arnaud. J'ai alors pensé à Omar, à sa détresse. Je voudrais vous rappeler qu'à l'hiver 54 l'abbé Pierre commençait son appel par ces mots : "Mes amis, au secours." En effet, une femme venait de mourir gelée, au boulevard Sébastopol. A quelques mètres de la rue de la Banque.» Mercredi 31 octobre 2007, Libération, p 7. |