| | Arbus et ses doubles |
| Inadvertent double exposure of a self portrait and images from Times Square N.Y.C. 1957 | Dans les photographies de Diane Arbus la question du double va se manifester de différentes manières. Cette question du double qui préoccupe l'artiste va être déclinée comme ceci : -Photographier deux êtres singuliers, mais identiques, dans un même espace et au même moment. C'est le cas des jumelles de type monozygote dont l'une est visuellement le double parfait de l'autre (Kathleen and Coleen) |
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Teenage couple on Hudson street, N.Y.C. 1963 | Two ladies at the automat, N.Y.C. 1966 | The King and Queen of a senior citizens' Dance,, N.Y.C. 1970 | Untitled, 1970 collection du Groninger Museum | Blind couple in their bedroom, Queens, N.Y.C. 1971 |
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qui sont représentées l'une à côté de l'autre, dans un décor vide (évacuant ainsi le moindre élément décoratif qui pourrait distraire le regard), dans la même position, de manière frontale, sans aucun artifice, si ce n'est (et ça n'est pas rien) l'exacte duplication de leur costume. -L'autre utilisation de Diane Arbus mettant en scène le double est la photographie de couples. Or, il ne s'agit pas d'être deux, rassemblés sur une même photographie, pour indiquer le double. Lorsque l'on regarde les photographies de couples de Diane Arbus, le mimétisme est toujours présent ou cherche à forcer le regard ; qu'il s'agisse de deux hommes, de deux femmes ou bien d'un homme et d'une femme. La duplication, le bégaiement du singulier vont jouer. Si l'on reprend les exemples cités plus haut: | |
1. Teenage couple on Hudson Street, N.Y.C. 1963, (une femme /un homme) : -une position frontale, l'un à côté de l'autre, sans hiérarchisation. -des enfants déguisés en adultes, avec un point de vue en légère plongée comme pour indiquer la position dominante du photographe, -la maigreur des corps qui les rassemblent et font qu'ils se ressemblent, -l'espèce de mimétisme des visages (si l'on inversait les signes vestimentaires et les coiffures on ne saurait plus distinguer le masculin du féminin). Le trouble que provoque cette photographie repose sur des éléments très ténus. Notons que, comme pour les jumelles, on a une absence de décor. | |
2. The King and Queen of a senior citizens' Dance, N.Y.C. 1970, (une femme/un homme): -Deux corps assez semblables, -deux positions identiques, -deux mêmes expressions sur leur visage, -le port des lunettes, dans les deux cas, qui donne une unité, -des costumes à la fois identiques et complémentaires, -un dispositif quasiment documentaire ou policier : frontalité de la prise de vue, flash puissant (avec double ombres portées parallèles et sombres, comme pour amplifier le dédoublement), -une absence totale de décor qui vise à recentrer le regard dans la comparaison des deux figures. | |
3.Two ladies at the automat, N.Y.C. 1966, (deux femmes) Il s'agit quasiment de la déclinaison d'un même personnage même si en réalité on a affaire à deux individus différents : -même expression, -visages ressemblants : même coupe de cheveux, même dessin du surlignage des sourcils, boucles d'oreilles, -même forme de chapeau (d'ailleurs un peu particulier dans les deux cas), -même vêtement (la coupe, le motif), -bracelet de montre, -la cigarette arborée dans l'élan d'un même geste fonctionnant en miroir. | |
4. Untitled, 1970, (deux femmes) -même schéma corporel, -excentricité similaire du vêtement avec "un double redoublement" d'effets vestimentaires des parties haute et basse : chapeau et chaussettes identiques, -même hilarité, -même bouche édentée, -là aussi, une quasi absence de décor qui est évacuée dans l'ombre grâce à l'utilisation du flash puissant qui surexpose légèrement les sujets. | |
5. Blind couple in their bedroom, Queens, N.Y.C. 1970, (un homme/une femme) : Celle-ci est extrêmement troublante et porte plus loin la complexité dans l'implication humaine et professionnelle de l'artiste : -le vide associé à la prégnance de leur regard les rassemble dans une ressemblance de sujets qui prennent la pose de manière ostentatoire. Le couple, mélé dans un geste à forte connotation amoureuse, "regarde" l'objectif de la photographe sachant qu'ils ne verront sans doute jamais cette photographie. C'est, peut-être une sorte de vanité, de ce point de vue. Le décor joue ici un rôle qui me semble important : le lit est le lieu de l'amour (en référence au geste pré-cité qui scelle le moment) mais également celui du sommeil (de la petite mort), le lieu où l'on ferme les yeux. La lumière haute (ce rectangle violent en haut à gauche) est aveuglante pour nous qui regardons ce couple, ce double aveugle qui lui ne nous voit pas. Ce corps unique, formé par deux, est très soigneusement architecturé : ils forment un triangle très régulier ; une sorte d'équilibre géométrique. Donc un triangle, à deux. 1 + 1 =3 . C'est, d'ailleurs, ce que dit Godard. Et effectivement, 1 image + 1 image, ça ne fait pas 2 images mais bien une troisième car la confrontation de ces deux images produit du sens en dehors d'elles-mêmes, dans la création mentale d'une troisième. Le double réuni en une seule figure. | |
Et une figure qui n'est pas neutre pour un(e) photographe puisque l'artiste photographie ici la cécité. Voir constitue un essentiel : pour un photographe, comme pour un peintre, la vue est non seulement son outil mais sa raison de vivre. | |
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-La troisième mise en scène du double dans la photographie de Diane Arbus est le procédé appelé double exposition et qui va intégrer ici l'autoportrait : deux prises de vue sont faites sur le même négatif, ce qui à la fois va créer, de manière assez aléatoire, du sens et de la poésie. Le fait d'intégrer son propre visage, en autoportrait, met en scène un univers mental, quelque chose de l'ordre de la pensée ou du rêve. | |
-Et enfin, la quatrième mise en scène du double est plus complexe ; c'est celle pratiquée dans la photographie Diane Arbus 5x7 double self-portrait with her infant daughter, Doon, 1945. Ici, Diane Arbus se représente en compagnie de sa fille encore bébé qu'elle tient dans ses bras. Si la photographie n'était que cela, ce serait une photographie banale, comme celles qui peuplent nos albums familiaux. Or, il s'agit d'un autoportrait (c'est une partie du titre). La démarche consistant à s'autoportraiturer est déjà une démarche particulière (il est quand même plus simple et plus courant de demander à une tierce personne de se charger d'appuyer sur le déclencheur). C'est d'autre part un autoportrait qui intègre quelqu'un qui est sa fille et qui pourrait être considérée par Diane Arbus comme sa duplication, au moins le prolongement d'elle-même. Et enfin, ce qui constitue la partie la plus complexe, si l'on décide d'imaginer l'intention qui habitait l'artiste au moment de la fabrication de cette image : cet autoportrait est constitué de deux prises de vue différentes, réunies sur un même support, une même plaque photographique comme s'il s'agissait pour Diane Arbus de jouer sa propre jumelle, les deux identités figurant côte à côte, à l'instar du célèbre portrait de Kathleen et Coleen. Mais on est dans une abstraction puisque cette photographie présente un écart à la fois dans le temps (deux prises de vue intégrant un temps qui les séparent) et dans l'espace (deux points de vue légèrement différents). | |
D'autres régimes mettant en scène le double chez Diane Arbus sont à explorer ; un seul exemple, assez drôle d'ailleurs : -la série qu'elle a faite sur les prétendus sosies, intitulée People Who Think They Look Like Other People, publiée en octobre 1969 et qui mériterait qu'on s'y attarde. | |
photographies extraites du catalogue Revelations, Ed. Schirmer/Mosel, München,2003 excepté Untitled, 1970, site du Groninger Museum excepté People Who Think... : publié dans Nova pour illustrer l'article « People Who Think They Look Like Other People » © 1969 The Estate of Diane Arbus, LLC | |
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