Les mondes de VERMEER |
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Une œuvre d'art n'est pas plus un en-soi autonome qui se prive de l'apport d'un spectateur et se moque de toutes subjectivités (ce que le minimalisme américain s'est évertué à nous faire croire) qu'elle ne peut se justifier par l'activité théâtrale interactive qu'elle projette et dissémine (ce que les amuseurs publics comme Mathew Barney ou Jeff Koons s'imaginent comme acte suffisant). La réponse réside bien sûr dans un incessant va-et-vient entre l'absorbement et la contamination, un dedans qui s'exporte et un dehors qui s'invagine. L'absorbement privilégie les rapports intrinsèques à l'œuvre tandis que la contamination en accentue les effets. Et le grand art ne produit des effets externes que par l'intensité de ses rapports internes. Vermeer a compris cela en faisant du visage de sa musicienne le centre mat du tableau, le moyeu gris qui se dérobe vers le vide afin de tout inviter en un moteur d'abord centripète, puis centrifuge. Elle trône, impassible et souriante, au creux de deux grandes trajectoires. Elle regarde en direction d'un visiteur (qui est devenu le spectateur du tableau, la foule des regardeurs à travers les siècles), et cette intrusion suspend son jeu musical. Mais elle ne manifeste ni étonnement, ni désir, ni contrariété. Le seul message de séduction, le seul indice d'intrigue provient d'une peinture citée à comparaître en ce salon de musique : un Cupidon peint, derrière elle, nu, qui tend une carte à jouer (la dame de cœur) vers l'intervenant.
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Pierre STERCKX Les mondes de Vermeer Presses Universitaires de France 2009, p46
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Johannes Vermeer de Delft (4 détails) Vers 1670 National Gallery, Londres |